Médias et paris en ligne : les liaisons dangereuses, par Dominique Cordier
A l'heure où la France s'apprête à mettre un terme définitif au monopole historique du Pari mutuel et de la Française des jeux sur les paris hippiques et sportifs, en ouvrant son marché en ligne à de nouveaux opérateurs, la majorité des groupes de presse français ont illico annoncé leur intention de prendre position sur ce créneau réputé à forte marge (de l'ordre de 15 %, pour la fourchette haute).
Le groupe Amaury, éditeur notamment du quotidien L'Equipe et du Parisien-Aujourd'hui en France, a développé, en collaboration avec Bwin, sa propre marque, sajoo.com. Le groupe M6, lui, s'est associé à Betclick, propriété de Stéphane Courbit. Canal Plus a pour sa part annoncé, au moment même où la loi été définitivement adoptée par le Parlement, un partenariat avec Ladbrokes.
Il y a quelques mois, RMC avait annoncé son mariage avec le PMU, tandis que RTL pérennisait l'accord le liant depuis avril 2009 à la Française des jeux. Que dire enfin de TF1, dont les ambitions commerciales sur le marché du pari en ligne passent à la fois par des accords avec le groupe Barrière, le PMU et la Française des jeux, mais également par Serendipity Investment, société créée en 2007 et appartenant conjointement au groupe Bouygues et à Artemis, la holding de la famille Pinault, dont le premier acte commercial consista en 2008 à faire l'acquisition d'un groupe de presse leader dans l'information hippique, dans le cadre d'un joint-venture avec le PMU.
Cet inventaire non exhaustif, qui devrait encore s'enrichir ces prochaines semaines, ne manque pas d'étonner. En effet, un opérateur de paris sportifs ne gagne que quand ses clients perdent. Et si ses clients perdent, c'est très souvent parce qu'ils manquent d'informations, voire qu'ils ont bénéficié d'informations tronquées, erronées ou orientées. D'où ce paradoxe de voir les principaux leaders d'opinion de notre pays s'enflammer devant l'ouverture de ce marché. D'où évidemment un problème d'ordre déontologique, dont il est grand temps de mesurer enfin la gravité.
Plus que le mariage de la carpe et du lapin, plus que l'alliance de l'eau et du feu, les associations, partenariats et autres joint-ventures entre d'un côté les opérateurs de paris et de l'autre les groupes de presse s'apparentent à l'union du vice et de la vertu, les premiers réalisant leur chiffre d'affaires sur la désinformation ou la "mésinformation" de leur clientèle, quand les seconds font métier de la mission inverse, celle d'informer du mieux qu'ils le peuvent leurs lectorats, leurs auditeurs, leurs téléspectateurs.
S'il ne s'agit pas de faire ici le procès des paris à cote fixe, tels qu'ils seront légalement proposés demain aux parieurs français, il convient toutefois d'en démonter le mécanisme afin que chacun puisse librement en apprécier les avantages et les inconvénients. Plutôt que de "cote fixe", il serait plus opportun d'ailleurs de parler de "cote fixée".
En effet, dans ce système anglo-saxon qui s'oppose au pari mutuel, dans lequel les gagnants sont rétribués avec l'argent perdu par les perdants, c'est l'opérateur qui fixe librement la cote qu'il propose à ses clients. Pour y parvenir, il tient compte évidemment des chances de victoire de chacun des protagonistes du pari, mais aussi de paramètres extrasportifs tels l'offre de la concurrence, l'attrait de sa cote, etc.
Si un opérateur de pari mutuel ne perd jamais d'argent, se contentant d'encaisser les paris avant d'en répartir la masse restante après paiement des prélèvements légaux entre les gagnants, un opérateur de paris à cotes fixes est parfois condamné à payer des sommes supérieures à ses recettes, quand le nombre de gagnants est trop important. Il est dès lors aisé de comprendre que tout opérateur de paris à cote fixe trouve grand intérêt à ce que ses joueurs soient le moins bien informés possible, ou que les bonnes informations restent la propriété du plus petit nombre possible de personnes…
Cela exposé, il devient légitime de se demander ce que nos groupes de presse sont partis faire dans cette galère. Car à considérer le marché du jeu comme une activité dérivée au même titre que l'édition ou la billetterie, le groupe Amaury, Canal Plus, M6, RTL, RMC et tutti quanti commettent une erreur grave, susceptible plus que toute autre de mettre en péril leur notoriété et leur réputation, lentement et patiemment acquises grâce à l'indépendance de leurs informations, susceptible aussi de briser la confiance que le grand public peut avoir en ces (ses ?) médias.
Certes, ce débat-là, celui de la confiance des Français en leurs médias, n'est pas nouveau. Il se pose cependant de manière de plus en plus récurrente, mais jamais dans les mêmes termes. Ce fut le cas lors du rachat des Echos par le groupe LVMH en 2007, puis l'année suivante, quand Serendipity Investment, société présidée alors par M. Patrick Le Lay, fit l'acquisition, à égalité de parts avec le PMU, du groupe Gény Infos.
Confinée au microcosme hippique, bien à l'écart des sphères médiatiques traditionnelles, ce rachat préfigurait pourtant les nouvelles liaisons dangereuses entre les groupes de presse et les opérateurs de paris, telles qu'elles apparaissent aujourd'hui en pleine lumière.
A l'époque, certains journalistes de presse hippique s'étaient émus qu'un opérateur de jeu, en l'occurrence le PMU, puisse prendre le contrôle d'une agence de presse leader sur son segment, l'autorisant ainsi à proposer de facto des pronostics sur les épreuves qu'il organise et qui lui assure l'intégralité de son chiffre d'affaires.
Curieux mélange des genres décidément, qui n'empêcha pas la Direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCRF) d'accorder son blanc-seing au rachat de Gény Infos par Serendipity Investment et le PMU.
Que les opérateurs de paris souhaitent conserver la pleine maîtrise de l'information relative aux paris qu'ils proposent est de bonne guerre, cela se devine. On eût pourtant préféré qu'au lieu de débaucher les leaders de l'information sportive, tels que nous les discernons actuellement, ils prennent leurs responsabilités en créant leurs propres vecteurs d'informations s'ils n'en disposaient encore, ou qu'ils les développent, s'ils existaient déjà.
Que les groupes de presse soient en quête de nouvelles ressources est également compréhensible. On eût pourtant préféré qu'au lieu de s'associer avec les opérateurs de paris, ils se contentent de leurs budgets publicitaires, une manne importante qui aurait dû les contenter.
Au lieu de quoi on nous promet demain une information sportive dépendant directement des opérateurs de paris en ligne, le grand quotidien sportif, la première chaîne de télévision française ou la station de radio dans l'air du temps livrant pronostics, analyses et commentaires au gré des contingences économiques des opérateurs de paris devenus partenaires.
Avant les groupes de presse, les opérateurs de paris avaient déjà réalisé quelques bonnes prises en recrutant à titre individuel quelques commentateurs sportifs parmi les plus en vue de leur microcosme. Ceux-là mêmes que l'on retrouve en tête de gondole sur les sites d'Unibet ou de la Française des jeux, entre autres. Ces débauchages, qui n'en sont qu'à leur début, risquent malheureusement de nuire à toute la corporation des journalistes sportifs, qui, veut, croyons-le, dans sa majorité, poursuivre ses relations en dehors de tout lien de vassalité avec un opérateur de paris.
Tant que le pari sportif était illicite ou peu goûté du grand public, chacun pouvait considérer que l'information fournie par les journalistes sportifs étaient fiables et sans orientation particulière. Aujourd'hui, à l'heure où les différents résultats impliqueront directement et les médias qui ont investi dans ce domaine, et les journalistes qui louent leur image aux mêmes opérateurs, le risque sera réel que les lecteurs, les auditeurs et les téléspectateurs doutent définitivement de l'information sportive livrée, de sa véracité et surtout de son indépendance.
Dominique Cordier est journaliste
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